Ici, Camille, 19 ans, zombie de son état. *zbaff* J'écris lentement, mais je m'améliore (ou pas). Je ne fais donc pas de rp tous les jours, en revanche un petit coucou, comptez là-dessus. J'suis sur ce forum grâce à Leïlou, qui m'a corrompue, alors que je suis aux études. ee Mais je l'aime quand même. J'aime trop de trucs pour tous les citer, en ce moment, je dirais juste Bob Dylan et ma peluche Totoro.

Les Kavalier formaient une illustre famille d’aristocrates aux origines solidement ancrées dans l’Histoire. Aucun membre de cette phratrie ne refusait de conter ses épisodes glorieux, à croire que tous étaient unis dans l’amour de ce passé prestigieux. Ce n’était, bien sûr, qu’une simple illusion, puisque, comme chez tous les gens riches et hautains, les tensions entre frères et sœurs, parents et enfants, étaient palpables. Et, dans la branche principale, c’était la course à l’héritier mâle. Les trois fils ne souhaitaient que des fils, pourtant, les deux aînés n’engendraient que des filles et se rendaient doucement à l’évidence qu’il leur faudrait confier la direction de l’entreprise familiale à leur potentiel futur neveu. Leur cadet, Julius, fraîchement marié, avait été tout aussi pourri gâté que ses trois sœurs, et on lui demandait seulement de ramener un fils à la maison. Il ne fallut que peu de temps pour que sa belle épouse tombe enceinte et tout le monde attendit l’heureux événement en se rongeant les ongles d’appréhension. Cette progéniture se devait d’être masculine. Dans le cas contraire, l’héritage serait légué aux hommes des branches secondaires, ce qui serait une perte considérable. Ainsi, le trois février de cette année-là, tous s’étaient réunis dans la somptueuse maison de maître de Julius Kavalier, patientant au salon tandis qu’à l’étage se déroulait cet accouchement crucial. Personne ne croyait à l’arrivée du fils prodige, mais ils se taisaient obstinément, le silence de temps à autre rompu par les cris étouffés de la jeune femme. Même la tigresse qui servait de dæmon à Julius, Yashadora, était sceptique. Le futur père trépignait dans son fauteuil, l’esprit un peu plus tourmenté à chaque nouveau hurlement. Sa mère lui tapotait la main en lui affirmant que tout se passerait à merveille. Au bout de plusieurs heures interminables, le médecin de famille descendit les imposants escaliers de marbre pour appeler Julius et les grands-parents.

La lumière tamisée de la chambre rendait l’atmosphère lugubre. Sybille Kavalier était sous les draps bordés de dentelle du lit à baldaquins, le visage fiévreux, et prenait de longues respirations, suivant les conseils de la sage-femme. Miklov, son dæmon fennec, était lové au-dessus des couvertures. Julius ne posa son regard sur elle que quelques secondes, avant de se précipiter vers le berceau flambant neuf qu’ils avaient acheté des mois auparavant. « Est-ce un garçon ? » s’écria-t-il avant même de baisser les yeux sur le nouveau-né. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir, non pas un, mais deux bébés qui geignaient en cœur. Yashadora vint poser ses pattes tigrées sur le bord afin d’observer les humains miniatures ; ils pleurèrent plus fort et elle recula. « Ce sont deux garçons en bonne santé, Monsieur. » lui déclara le médecin, très fier de lui. Les petits êtres parfaitement identiques étaient aussi blonds que leur mère, mais avaient les iris plus noirs encore que ceux de leur père. Ils frétillaient, se donnaient des coups puisqu’ils étaient à deux dans un couffin prévu pour un, et braillaient à chaque collision. Ce fut alors au tour des grands-parents de venir les admirer, et si le patriarche resta froid et solennel, sa moitié émit quelque chose qui s’apparentait à un glapissement. Elle avait toujours perçu les jumeaux comme des créatures maudites, voire maléfiques. Ce n’était là que pure superstition, et elle se retint d’en faire part à son mari. Néanmoins, elle ne cessa jamais de les toiser avec méfiance, jusqu’à sa mort. Le lendemain matin, les enfants furent baptisés Elie et Myosotis Kavalier.

Myosotis, c’était moi.

« Stitch ! » Elie me sauta au cou alors que je venais à peine de me cacher sous la table, et je me cognai la tête sur un des pieds sculptés. « Aïeuh. T’as triché, tu dois attendre que je sois caché ! » Il sourit, un peu moqueur, me signalant qu’il avait bien compté jusqu’au bout et que c’était ma faute si je prenais trop de temps pour trouver une cachette. Kari ne m’avait même pas suivi et il rôdait dans la cuisine, l’air penaud, sous une apparence de lapin. « T’es une limace ! Montre ta tête… Tu as mal ? » Elie me frotta les cheveux à l’endroit où une bosse grossissait, m’arrachant une grimace, puis il y déposa un baiser. « Bisou magique, la douleur est partie ! » Il débordait d’optimisme, d’enthousiasme, de joie de vivre. Il ne se lassait jamais, et moi non plus. Je n’osais pas m’imaginer sans mon frère, il était tout aussi important que Kari pour moi. Je voulais lui ressembler. « Myosotis, Elie ! Sortez tout de suite de là-dessous ! Miss Mable vous cherche depuis des heures ! » Les escarpins satinés de notre mère s’invitant dans nos jeux d’enfants suffirent à nous faire frémir d’horreur. Nous nous exécutâmes. « Elie, ton uniforme ! Myosotis, au lit ! » Dès l’instant où elle proféra ces paroles, nous sûmes tous les deux que nous pensions à la même chose. Elle n’avait pas regardé spécifiquement l’un ou l’autre, elle s’était contentée de fixer un point derrière nous. Nos dæmons se rapprochèrent, sans prendre une place définie. Nous n’avions plus qu’à parler à l’unisson : « D’accord, mais seulement si tu nous dis qui est qui ! » Elle ne parvenait pas à nous différencier. Comme tout le monde. Mais elle, c’était notre mère. Cependant, elle était rusée, et elle s’accroupit devant nous, plaquant ses mains sur nos fronts, terriblement satisfaite de son ingéniosité. « Myosotis, tu es brûlant, retourne te coucher. » Nous baissâmes les yeux, tristes d’être à nouveau séparés toute une journée durant, et nous rejoignîmes nos chambres respectives en silence.

Je passai la journée au lit, comme toutes les autres misérables journées de mon existence. J’avais une constitution fragile, à l’inverse d’Elie qui était résistant et vigoureux. J’étais le plus faible des deux, toujours malade, toujours à la maison. Notre mère me couvait trop, si bien que même dans les bons jours, elle ne me laissait jamais sortir. J’avais un précepteur, et Elie venait chaque soir me réciter ses leçons afin d’éviter que j’aie un retard à combler lorsque je pourrais le suivre sur le chemin de l’école. Il me tenait compagnie à chaque fois qu’il avait congé et nous passions des heures à explorer le grenier, à se faire peur dans les caves, ou à faire des batailles de polochons. La plupart du temps, on me faisait porter le dîner dans ma chambre, même si j’essayais, souvent désespérément, de m’incruster parmi ma propre famille à table. Généralement, mes parents me renvoyaient aussi sec, mais acceptaient que mon frère monte manger avec moi. Chaque nuit, quand tout le monde dormait, Elie venait se glisser sous ma couette et me serrait dans ses bras. Et chaque matin, notre nounou nous sermonnait, nous affirmant que ce n’était plus de notre âge. Mais on s’en fichait, aucun de nous ne voulait se retrouver seul dans le noir. Nous nous blottissions l’un contre l’autre et tout problème disparaissait, le sommeil ne tardant jamais à nous gagner. A deux, c’était toujours mieux.


Je me réveillai en sursaut, tremblant, en sueur. Déjà, le cauchemar s’évanouissait de ma conscience, néanmoins, il avait été effroyable, je le savais aux battements irréguliers et presque douloureux de mon cœur. Mes parents accuseraient la fièvre qui ne me quittait pas et me sommeraient d’aller me recoucher. Et pourtant, j’avais une boule dans la gorge, comme un mauvais pressentiment qui m’envahissait. Jetant un coup d’œil à la fenêtre, je réalisai que tout au dehors était plongé dans l’obscurité. Je descendis les escaliers quatre à quatre, toujours en pyjama, affolé. « Elie ? Où est Elie ? » Des visages dévastés m’accueillirent dans le salon. Une grande partie de la famille était réunie, cela me suffisait pour conclure que ce n’était pas normal. Notre mère sanglotait, affalée dans un fauteuil. L’inquiétude se creusait une place dans ma poitrine, j’avais du mal à respirer, annonçant le début d’une crise d’angoisse. « Que s’est-il passé ? » Je m’attendais au pire. Personne ne voulut s’avancer pour parler. J’empoignai une cousine, la plus proche de moi, et la secouai, lui criant de m’expliquer ce qui se tramait. Mon oncle me tira vers l’arrière, emprisonnant mes bras afin de m’immobiliser, tandis que je me débattais sans relâche, hurlant comme un fou que l’on me rende mon frère. Bientôt, les larmes coulèrent à flots sur mes joues et l’on me traîna à l’étage pour que je cesse de me donner en spectacle, ce fut mot pour mot ce que déclara mon père. Ils m’enfermèrent à double tour dans ma chambre et firent venir un docteur en constatant que j’étais en train de saccager la pièce avec l’aide de Kari qui se faisait une joie de dévorer mes oreillers sous la forme d’un diable de Tasmanie. Ils s’y mirent à quatre pour me faire avaler une triple dose de potion somnifère. Kari sombra avant moi, mais je ne tardai pas à le rejoindre, le flou colonisant peu à peu ma vue, ensuite, le néant.

« Stitch... » Le visage d’Elie revint à ma mémoire, nous étions des répliques parfaites, sans aucun défaut apparent. Tout le monde nous confondait, jamais personne n’avait su trouver la clé de notre différence lorsque nous étions ensemble. Puis, la lumière matinale s’infiltra dans mon rêve et le souvenir s’estompa lentement, même si je faisais tout pour le retenir, fermant davantage les paupières, comme un enfant qui essaye de se forcer à dormir. « Stitch… » J’ouvris brusquement les yeux, me retrouvant nez à nez avec mon dæmon qui avait pris, pour la première fois, la forme d’un petit cheval tacheté. « Qu’est-ce que tu veux, Kari ? » J’étais blasé et je me laissais dépérir depuis près de trois mois à présent. Kari n’avait rien dit pendant tout ce temps, se contentant de me tenir compagnie, parce qu’il savait que mon état ne s’améliorerait pas tant qu’Elie ne serait pas à mes côtés, tout comme lui-même n’irait pas mieux tant que le dæmon d’Elie ne serait pas dans les parages. « Il faut que tu penses à autre chose… » Je lui adressai un sourire amer en me redressant dans mon lit. Je lui caressai le museau, en espérant calmer son inquiétude. « Je vais bien. » Il secoua sa crinière blanche, sans doute pour me rappeler qu’il savait exactement ce que je ressentais. « Il est peut-être… » Il se tut, car je lui jetai un regard noir. Si Kari commençait à tenir le même discours que mes parents, je n’avais plus qu’à devenir fou et rester cloîtré dans ma chambre à jamais. Je leur en voulais tellement. Ils ne montraient rien de leurs émotions, à croire qu’Elie n’avait jamais existé, que ce n’était qu’un ami imaginaire que je m’étais inventé pour oublier ma solitude. « Il ne l’est pas ! Tu le sais très bien ! Je le saurais s’il était… » Je ne pouvais même pas prononcer le mot, ce serait accepter la possibilité qu’il le soit, et il en était hors de question. « Elie est en vie, quelque part, et il reviendra. » Il posa sa tête sur mon bras pour se faire pardonner, ce que je fis instantanément. Après tout, être en colère contre son dæmon était l’idée la plus débile qui soit. « Ils vont vouloir que tu le remplaces. » Je soupirai, la boule au ventre, me recroquevillant sous les draps, sentant les larmes perler. C’était une vérité douloureuse, mais incontestable : j’étais le seul héritier Kavalier à présent.


Je devais avoir trente paires d’yeux écarquillés rivées sur moi, que des gens que je n’avais jamais rencontrés auparavant. Il fallait dire qu’en quinze ans, je n’étais sorti dehors qu’une dizaine de fois à cause de ma capacité innée à prendre froid, même à l’intérieur. Et il n’y avait pas grand monde qui venait me visiter dans ma chambre, excepté la famille proche. Un jeune homme s’approcha de moi et j’eus un léger mouvement de recul, accompagné par Kari. « Bonjour Elie. On se demandait où tu étais passé. » Je pris une longue inspiration pour éviter de me jeter à sa gorge. Jordan College. Pourquoi ne pouvais-je pas poursuivre ma scolarisation à la maison, comme cela avait toujours été le cas ? « Je suis Myosotis Kavalier, pas Elie. » Un chuchotement parcourut les élèves qui m’entouraient, certains m’observaient, incrédules, d’autres ricanèrent. « Sérieusement ? Tu veux vraiment qu’on t’appelle Myosotis ? » Kari tourna sa tête vers moi, pour veiller à ce que je garde mon sang-froid. Pourtant, il arborait sa forme de diable de Tasmanie, qui n’était pas la plus sympathique. J’eus un sourire cynique, les poings serrés, en suppliant la valériane que j’avais ingérée ce matin de me faire plus d’effet. « Myosotis Kavalier, je vous souhaite la bienvenue dans cet établissement. » Le directeur engoncé dans son beau costume s’avança vers moi et quelques étudiants s’écartèrent pour lui ouvrir la voie. Il me tendit la main alors que je le toisais d’un air las, n’esquissant aucun geste à son encontre. Il abandonna son projet de me saluer, le front plissé, ne sachant pas comment prendre l’avantage sur moi. Il fallait le comprendre, ses chers élèves lui obéissaient au doigt et à l’œil et il ne devait pas avoir l’habitude des petits rebelles dans mon genre. Néanmoins, il se disait sûrement qu’il suffirait de quelques semaines pour me dresser, moi aussi. « Vos parents m’ont assuré que vous étiez tout aussi brillant que votre pauvre frère. J’espère que cela s’avèrera correct. » Je m’approchai d’un pas, une moue de dégoût figée sur ma bouche, prêt à l’étriper sur place, mais Kari se mit en travers de mon chemin et je ne fis que cracher à quelques centimètres de ses chaussures parfaitement cirées. La satisfaction se lut sur son visage et il tourna les talons.

Ma vie scolaire était pour le moins chaotique. Je devenais cinglé à force d’entendre tout le monde m’appeler Elie. Si un étudiant avait des bleus, il y avait de sérieuses chances pour que j’en sois la cause. Evidemment, ces pratiques de barbares n’étaient pas tolérées au sein de Jordan College, et ce n’était qu’en vertu des liens économiques importants que pouvaient avoir les familles de mes cibles avec la mienne que je m’en sortais indemne. Je passais mon temps à faire l’école buissonnière, prévoyant cependant de me porter malade au préalable. Le premier venu aurait certainement pensé que je m’adonnais à des activités peu louables durant ces interminables journées hors des cours. Honnêtement, j’aurais préféré. A la place, je me morfondais avec Kari, le cœur battant à chaque fois que j’apercevais une silhouette blonde me ressemblant vaguement au loin. Je me laissais dépérir. Ma mère faisait appel à tous les domestiques pour me tenir immobile tandis qu’elle me faisait avaler les remèdes de notre médecin, car je refusais continuellement de me soigner quand j’attrapais froid. Lorsque je rentrais à la maison, je me glissais dans sa chambre et serrais son oreiller pour me donner l’impression qu’il était auprès de moi. Je contemplais son violon pendant de longues heures, l’effleurant du bout des doigts, absent. Ses morceaux me manquaient. J’eus vite besoin de les entendre à nouveau et j’appris à les jouer, seul, puis mes parents réengagèrent le professeur d’Elie, y voyant le moyen idéal de me changer les idées. D’abord, je leur en voulus d’avoir découvert mon secret, mon échappatoire pour pleurer en silence, mais je m’y fis, étant un élève plus assidu en violon qu’à Jordan College. Un soir que je m’exerçais dans le salon, aux côtés de ma mère qui m’écoutait, mélancolique, mon père claqua la porte d’entrée, furibond. Je poursuivis la lecture de ma partition, détestant par-dessus tout m’interrompre au milieu d’une pièce, mais il jeta le feuillet à terre et m’ordonna : « Elie, cesse de jouer. » Je demeurai figé, le suivant du regard jusqu’à ce qu’il s’enferme dans son bureau. Il ne l’avait pas remarqué, pas plus que ma mère, absorbée par ses pensées. Je déposai le violon et l’archet, ramassai les partitions et filai dans sa chambre. Malgré Kari qui avait posé sa tête sur mes genoux et pris sa forme de falabella pour me consoler, la culpabilité me rongeant peu à peu. « Pour moi, tu seras toujours Stitch. » Je caressai ses crins, ailleurs. J’avais toujours voulu être comme Elie. A présent j’étais lui, et c'était un fardeau.


La porte de sa chambre avait été condamnée par une planche savamment clouée et miss Mable gardait précieusement la clé autour de son cou pour que, je cite ses propres mots, j’évite de me faire du mal. Je la haïssais, tout comme je haïssais mes parents qui avaient fait leur deuil, même si je leur avais répété tous les jours depuis sa disparition qu’il était en vie. Si ma mère avait encore quelques accès de tristesse, mon père s’en fichait éperdument, il ne parlait plus que de l’argent qu’il amassait depuis qu’il avait réussi à évincer un de ses frères. On aurait pu jurer qu’ils n’avaient jamais eu qu’un fils, comme s’ils avaient tout bonnement effacé Elie de leur mémoire. Ce n’était pas aussi facile pour moi. J’avais vécu de merveilleuses années avec un frère qui m’était identique en tous points, si bien que jamais personne n’était parvenu à nous différencier sans un coup de chance. Au fond, nous étions les seuls à savoir qui était qui et cela nous plaisait de le garder pour nous. Lorsque nous étions ensemble, puisque les gens nous confondaient, je me sentais moins fragile. Aujourd’hui, je n’étais plus qu’un être inutile devenu fils prodige parce que celui qui occupait cette place auparavant n’était plus là. Il n’avait jamais été question que nous héritions tous les deux, Elie devait être le dirigeant pour la simple raison que j’étais prédestiné à mourir jeune. La situation était grotesque : mon espérance de vie s’était soudainement accrue aux yeux de ma famille. J’avais drainé celle d’Elie comme par enchantement, ni plus ni moins. Pour eux, je n’étais qu’un double présent au moment opportun. Et je faisais tout pour leur faire regretter. Mes expéditions en dehors de Jordan College m’apportèrent de nouvelles relations, que n’importe quel aristocrate aurait qualifiées d’inconvenantes. J’aimais particulièrement les artistes illuminés issus de quartiers pas très nets qui m’apprirent à peindre – la chambre d’Elie, dans laquelle j’entrais sans problème malgré les mesures prises par mon père, devint un atelier de fortune envahi par l’odeur de la peinture à l’huile – et les marins un peu ivres qui me racontaient des voyages fabuleux, objets de mes rêves éveillés. Je n’avais qu’un projet : partir et retrouver Elie. Malheureusement, je risquais d’aller manger les pissenlits par la racine si jamais j’osais dormir à la belle étoile. Et ça me refroidissait instantanément.

« Il faut vous réveiller monsieur, on vous attend au salon. » Mes paupières étaient encore lourdes et je fis un effort surhumain pour ouvrir un œil, reconnaissant miss Mable bien qu’elle soit très floue. « Il est malade, il doit se reposer. » Merci, Kari. Au cours des derniers mois, il s’était doucement fixé sous son adorable aspect de falabella. J’ignorais encore de quelle manière je devais le prendre et je priais pour que le dæmon d’Elie, où qu’il soit, ait fait de même. Je passais mes journées dehors à abuser de la bonne foi du peuple pour obtenir de l’argent ou quoi que ce soit d’autre dont j’avais besoin. Tous me frottaient les manches, en particulier les riches, et je prenais un malin plaisir à m’apitoyer sur mon sort pour qu’ils me plaignent et aient pitié de moi. Mes camarades de classe étaient tous à mes pieds et me couvraient en toutes circonstances, allant parfois jusqu’à m’attribuer le mérite de leurs travaux. J’étais plus clément avec les pauvres, même s’il m’arrivait de leur faire miroiter quelques livres sterling pour en tirer quelque chose sans les récompenser au final. Bref, mes nombreuses péripéties à l’extérieur me valaient souvent quelques jours au lit avec de la fièvre. « Monsieur votre père a insisté pour que vous vous joigniez à eux. » Je ne pouvais pas imaginer la surprise qu’il me prévoyait. Je supposai que le dîner en lui-même ne nécessitait guère ma présence, il devait donc souhaiter m’introduire auprès de gens d’importance ou que sais-je. Aucun intérêt, en somme. Cependant, je me levai pour m’habiller, prêt à jouer les hypocrites de première classe. Il n’y avait que ça dans la haute société, de toute façon. Miss Mable dut m’aider à me préparer vu que je tenais à peine debout, mais je finis par recouvrer mes esprits, du moins assez pour descendre les escaliers sans chuter. Je soupirai avant de pénétrer dans le salon, un sourire faux plaqué sur mes lèvres. Mon grand-père, mes oncles et leurs épouses étaient de la partie. Les hommes parlaient argent, les femmes jacassaient des mondanités. Parmi ma famille, se trouvaient trois personnes que je ne connaissais pas. Un homme, sa femme et leur fille. J’eus d’abord un doute, mais je compris dès que mon père me poussa vers la demoiselle avec un enthousiasme déconcertant. « Fils, voici ta fiancée. » Elie aurait su quoi faire. Elie aurait probablement accepté sans broncher. Mais pas moi. Parce qu’il y avait une chose, une seule, que j’aimais à Jordan College, et c’était d’être entouré de garçons. Je n’étais pas fou, je savais très bien que je ne pouvais vivre de telles passions au grand jour sans être envoyé au bûcher, mais j’avais pensé pouvoir m’en sortir en faisant croire que j’étais un célibataire endurci. Or, là, je n’avais pas le choix. Ces gens n’avaient-ils pas remarqué que le jeune homme à qui ils mariaient leur fille avait un dæmon de sexe masculin ? Peu importe, bien sûr, mes parents leur auraient expliqué que j’avais autrefois un jumeau et que c’était là notre seule différence, il ne fallait pas chercher plus loin. Ma fiancée semblait attendre une réaction de ma part. J’étais livide, et tout ce que je réussis à dire, ce fut : « J’ai envie de vomir. » puis je quittai la pièce en courant, parce que c’était très impoli de faire ça devant des inconnus.